Pierrick de CHERMONT
Poète, fin critique, animateur et dramaturge, Pierrick de Chermont (né en 1965) a organisé dans le Jura tous les ans les "Présences à Frontenay", récital de poésie et de musique contemporaine. Il a été membre du comité de rédaction de la revue Nunc (51 numéros de 2002 à 2021). Pierrick de Chermont organise et anime depuis 2022 Les Estivales de Lods (Doubs), rencontres mêlant poésie, musique et philosophie. « Ma poésie et mon écriture portent l’ombre de cette activité et de son fumet ; elle garde en secret le souvenir de ce qui fut vivant sans jamais être ni une parole, ni un acte. De cette activité prodigue et gratuite, je garde une souveraine indétermination. Du moins, tant que je suis en vie », nous dit Pierrick de Chermont.
Dès le recueil Des citronniers et une abeille, Alain Breton, dans sa postface, n’a pas manqué de signaler un « humour, politesse de l’impatience », « une écriture pudique et passionnée », « des pages ferventes, inattendues, orfévrées », et il a deviné la portée réelle et le potentiel de cette poésie : « il sera dit qu’il était bien enceint d’un Dieu. Dans quelle volière de silence ? » De fait, ce livre fait poindre comme un avènement sa très libre oraison qui, sachant dire aussi bien sa « faim de Dieu » que sa parole d’amour terrestre – « (Je ne contiens rien de toi/ mais un baiser dont tu as soif) » –, nous achemine sur les voies sacrées : « Ah la grande fête qu’est le détachement de soi-même/ non par cette attente encore sensible au tremblement de vivre// Mais par la main fière … »
Avec J’appartiens au dehors, la hauteur de l’inspiration, la puissance et l’originalité de l’écriture permet au poème d’accéder enfin au seul stade que peut envisager pour lui son créateur : celui d’une authentique confrontation au réel. Pour Pierrick de Chermont, ce qui est réel, c’est l’existence d’un dehors, d’un extérieur donc, mais si proche en définitive, si disponible, tellement à portée des sens et, croit-on, du sens,qu’il lance paradoxalement une invitation permanente à s’y tenir, à s’en faire un intérieur. Accordées à cette perspective, vie du dehors et vie intérieure ne vont cesser de s’interpénétrer.
La publication de Portes de l’Anonymat est une étape décisive de l’oeuvre et surtout de la construction du poète lui-même. En réalité, cette poésie entraîne bien au-delà de toute intention déclarée, et c’est là d’ailleurs l’un des signes de son authenticité. Il est vrai qu’elle prolonge et magnifie la parole du livre J’appartiens au dehors. Mais comment ne pas voir aussi que, en toute indépendance, ce livre s’est très justement désamarré pour une navigation libre ? La pensée y est libre, la forme, libre aussi, car le verset dont le poète s’est rendu maître, même confronté à d’illustres modèles, fait entendre sa voix bien personnelle et nulle autre. Entre autres particularités, ces poèmes ont vaincu, et de la plus belle manière, l’inhibition contemporaine devant le “Je”. Un “Je”, ici, nous est offert si généreusement que nous ne tardons guère à en faire notre “Nous”.
Avec Les Limbes (lieu providentiel où seront réunis ceux qui auront choisi de vivre pleinement une vie d’homme, ainsi que le montre la Comédie de Dante), Pierrick de Chermont publie l'imposant récit (688 pages),d’un tel regard singulier, mêlant poésie, philosophie, fiction, méditation, théologie, ironie. Il entend tenir cette ambition, et ose dire et vivre cette utopie : Les Limbes ou la Littérature comme lieu du rassemblement fraternel, du banquet, comme ultime patrie de tous ceux ayant voulu être homme. Finalement, ce récit témoigne de nos perpétuelles questions vers l’Éternel : « Qu’as-tu fait de l’homme ? Pourquoi l’inachèves-tu ? Qui fut l’homme de Nazareth ? A quand une vie transfigurée ? »
Paul FARELLIER
(Revue Les Hommes sans Epaules).
A lire : Je ne vous ai rien dit (CDP, 1995), Poème pour vingt-et-une voix (CDP, 1996), Un poète chez Hans Arp (CDP, 1997), L’Enlèvement, avec Elodia Turki, (Librairie-Galerie Racine, 2000), La Disparition, avec Elodia Turki, (Librairie-Galerie Racine, 2000), Des citronniers et une abeille (Librairie-Galerie Racine, 2000), Le Plus beau village du monde, avec Elodia Turki, (Librairie-Galerie Racine, 2001), Idoline, théâtre, (Éclats d’encre, 2004), J'appartiens au dehors (Les Hommes sans Épaules, 2008), Portes de l'anonymat (éditions de Corlevour, 2012), La Nuit se retourne (Les Hommes sans Epaules/LGR, 2012), Par-dessus l'épaule de Blaise Pascal (Corlevour, 2015), Je pense très rarement (Ce qui reste, 2016), Les Limbes (Corlevour, 2022), M. Quelle (L'Atelier du grand tétras, 2024).
OMBRE
-45-
Certains voyagent en Sibérie. D’autres écrivent en Chine.
Ici, la neige s’interroge sur le poids du goudron,
Et les pages du journal se tournent et s’endorment. Tant
de songes inconstants !
Et moi, éternel distrait, avec une ombre au matin et une
autre à midi, comme je voudrais en être le ravaudeur !
Mais la pluie n’a plus envie de la pluie. Ni le soleil de soleil.
Et moi, ai-je l’envie d’être celui que je suis ?
-168-
L’ombre est-elle vivante ? Est-elle notre double ? Se
nourrit-elle de nos failles ? Nous restons muets,
embrasés dans un monde éteint.
Il nous reste cette marche d’oiseau inquiet qui s’effraie
d’un mystère à l’autre.
« L’ombre est fille de la lumière », dit l’un. « Elle se
souvient du sang qui l’a vu naître », dit l’autre.
Et en chœur de reprendre : « Aux questions préfère le cri
et la louange. Fais-toi gardien sous les étoiles,
et vis et meurs en fils et petit-fils de l’ombre. »
-58-
Qui la cherche, retrouve la fleur, le ruisseau ou la route
isolée. Peut-on avancer avec elle jusqu’au milieu de
la mer ? Non bien sûr.
Ce n’est pas qu’elle se méfie des vagues ou du scintillement,
mais, impavide, elle préfère son métier à tisser.
Jamais l’ombre n’a rêvé du grand large. Elle se méfie des
empires comme d’elle-même. Elle a choisi
l’immobilité. Elle attend la lumière.
Elle a élu pour mari le jour inutile. Elle se repaît de ce qui
blesse nos corps perdus de fatigue. L’ombre, on
dirait un homme debout et fendu.
-181-
La dernière fois que je l’ai vue, il m’a fallu dix ans d’oubli
pour qu’elle remonte à la conscience.
L’ombre vit à l’écart des hommes ; sa voix seule parfois
nous vient ; elle chante notre exil et la douleur de
nos regards.
Aujourd’hui, elle a les yeux tristes de Juan Gelman. En
elle, je reconnais tous les visages, tous les départs
désolants ; en elle,
J’accueille les rêves et les voix qui m’ont été confiés et
qu’elle transporte. Par son ministère, pas un mort ne sera perdu.
-178-
Où te rencontrer ? au-dehors ou au-dedans de moi ?
Partout il pleut de la solitude et je cherche un lieu
où vivre.
L’ombre m’a appris la prière. Elle nous définit et nous
situe, mais ne dépend pas de nous. Depuis, je me
suis mis à l’école de l’humilité.
Plus je m’approche d’elle, plus je m’éloigne et les mots que
je lui adresse se revêtent du signe de ta présence.
Tu habites en moi, Seigneur, et tu es si loin. Par quels
dehors faut-il passer pour te rejoindre ?
Pierrick de Chermont
(Extraits de Par-dessus l’épaule de Blaise Pascal, Éditions de Corlevour, 2015).
*
La revue Les Hommes sans épaules ou la communauté des invisibles
Quel curieux titre d’abord, Les Hommes sans Epaules ! Et quand on comprend que ce titre se réfère à un livre de J. H. Rosny Aîné, Le Félin géant, aux temps immémoriaux de l’âge des cavernes et de la fiction populaire, le mystère ou le trouble s’épaississent.
Mais, peu à peu, à force de fréquenter la revue et de relire la quatrième de couverture qui invariablement cite le passage fondateur, la puissance de la suggestion opère : « Zoûhr avait la forme étroite d’un lézard ; ses épaules retombaient si fort que les bras semblaient jaillir directement du torse : c’est ainsi que furent les Wah, les Hommes-sans-Épaules, depuis les origines jusqu’à leur anéantissement par les Nains-Rouges. Il avait une intelligence lente mais plus subtile que celle des Oulhamr. Elle devait périr avec lui et ne renaître, dans d’autres hommes, qu’après des millénaires. » Tiens, se dit-on, les poètes ne sont pas seulement des prophètes ou des phares ou des linguistes patentés ou des universitaires désœuvrés. Une autre filiation est possible, ils sont aussi (d’abord ?) une communauté, et elle traverserait le temps avec ses rites, son intelligence lente et subtile ; une communauté parfois effondrée, parfois renaissante, ayant un rapport propre à l’histoire et une façon bien à elle d’épouser le réel et d’imprégner l’aujourd’hui ; une communauté rassemblée par une espèce d’utopie faite de détachement et d’excès. Tiens, se dira-t-on, voilà un récit qu’on ne m’a jamais proposé, une méditation que l’on ne m’a jamais ouverte. Cette communauté des invisibles serait-elle le propre de la poésie ?
Je ne suis pas un spécialiste de l’histoire littéraire. D’autres que moi auraient plus de crédit pour situer cette revue dans le paysage des soixante dernières années. Puis, il y a l’excellent site de la revue qui donne toutes les indications nécessaires pour suivre le pas-à-pas de l’aventure que furent les trois périodes de ses publications : 1953 – 1956 ; 1991 – 1994 ; 1997 à nos jours. Toutefois, en recherchant dans les origines de la revue, il me semble trouver les deux pôles autour desquels s’articule Les Hommes sans épaules (HSE) : le premier pôle tourne autour de la générosité, l’ouverture non pas seulement à la poésie – ce qui est le minimum attendu d’une revue de poésie – mais aux poètes : « Nous inviterons nos amis à s’expliquer sur ce qui leur paraît essentiel dans leur comportement d’être humain et de poète. » Et aussitôt l’ouverture proposée est reliée – si j’ose cette métaphore théologique – à la présence réelle de l’homme poète. Le deuxième pôle se trouve dans le texte adressé par Henry Miller aux fondateurs lors du début de leur aventure : l’appel à la jeunesse et avec elle au refus de l’embrigadement : « Ne vous adaptez pas, ne pliez pas le genou. » Je n’épiloguerai pas sur le thème rebattu de la jeunesse, mais sur sa condition dictée par Miller : le refus de suivre les appels à l’adaptation, et, ce qu’il induit : suivre son chemin, parfois par la révolte, et le plus souvent et le plus difficilement, en restant indifférent à l’ordre donné.
Une revue serait donc une communauté de poètes… Peut-être convient-il aujourd’hui de s’interroger sur le besoin et la nécessité de renouer avec l’être ensemble en poésie. Peut-être sommes-nous aujourd’hui trop ermites, trop anachorètes dans ce mode ; peut-être devons-nous réapprendre la richesse de la rencontre en poésie, des frottements, des interpénétrations, des jeux d’échos et de répons qu’offre une communauté d’hommes et de femmes. La revue porte bien en ses gènes cette ardente vocation. Pour Les Hommes sans épaules, comme le rappellent ses textes fondateurs, elle en est sa raison d’être. En m’y abonnant il y a plus de quinze ans, je n’en avais que faiblement conscience et c’est bien ainsi. On n’instrumentalise pas une rencontre, on la fait.
Fort de ces années amicales, je voudrais redire mon attachement à cette revue en le résumant en trois points : d’abord, me frappe la grande diversité des poètes qu’elle rassemble. Par elle, j’aime entendre la polyphonie des poètes d’aujourd’hui, entendre une foule en marche, avec ses solitaires, ses figures stellaires ou obscures. On devine des correspondances, on pressent des engagements incompatibles deux à deux, on touche des univers qui se coudoient sans s’éprouver. A ce titre, HSE renvoie une image fidèle d’aujourd’hui, où la poésie est éclatée, fragile mais à l’œuvre, sans doute, servie et protégée par son anonymat actuel, qui préserverait la diversité de sa faune et de sa flore. Il faut s’avancer dans le territoire d’une revue pour en découvrir le champ et la profondeur. Par son ouverture, HSE participe et donne à voir, avec la simplicité d’une revue, la vitalité de la poésie d’aujourd’hui.
Ensuite, HSE c’est une figure pleine d’histoire(s) – 60 ans l’année prochaine ; ce qui se traduit par un attachement et une sensibilité particulière aux poètes qui traversèrent cette période. Elle propose son récit, ses repères, son écoute sur ce temps long, que sans elle, on appréhenderait – peut-être trop il me semble – en la réduisant à quelques figures emblématiques. Peut-être croit-on se rassurer en la résumant ainsi. Peut-être aussi que la mise en récit effraie, tant l’ensemble parait hétéroclite ? Mais la poésie est aussi une histoire comme elle a besoin d’histoires pour s’éprouver. Sur elle, s’accrochent les marques du temps, le souvenir des poètes et des communautés qu’elle abrita, les luttes, les peurs, les quêtes, les illusions, les recherches dont elle fut le réceptacle. A l’écouter par le biais d’une revue, on entend des phrasés, on écoute des mouvements qui se dégagent et dans ce récit qui ne se dit pas, se dévoile peu à peu ce dont notre mémoire se tapisse. Ainsi, par cette mise en perspective des HSE, par l’illustration offerte plus que par l’explication, sa lecture participe à humaniser le regard sur la poésie, et si j’ose, à la montrer comme une histoire d’hommes et de femmes engagés par et dans leur création. Ou pour dire les choses autrement, je trouve dans cette revue, un juste équilibre entre poètes, poèmes et poésie.
Enfin, HSE est aujourd’hui une revue à la fois studieuse et généreuse. L’effort fourni pour écrire une biographie et une bibliographie de chaque poète présenté, de présenter une reproduction sans apprêt de photos, de construire de forts dossiers, utiles et pertinents, ou encore de proposer une large palette de recensions, tout cet effort souligne à la fois un sérieux et un engagement au service de la poésie peu communs ; et plus profondément encore, derrière cette égalité de traitement entre poètes connus et inconnus, une volonté de faire lien, de construire une communauté de poètes, position quelque peu utopique, mais si pleine de générosité, et à vrai dire, si nécessaire aujourd’hui.
Voilà, en quelques mots, l’intérêt très personnel que je porte à HSE, à cette communauté des invisibles. Cela n’entame en rien, bien sûr, le bien-fondé des autres revues de poésie, dont Arpa, La Revue de Belles-Lettres, Nunc bien sûr et aujourd’hui Recours au Poème ! Au contraire, c’est par HSE que je me suis ouvert à d’autres revues. C’est pourquoi aussi, de manière très subjective, il me semble que la place qu’occupe HSE dans le petit monde des revues de poésie reste singulière car elle traduit un besoin et un engagement lucides qui doivent être vivement soutenus.
Pierrick de Chermont (in revue recoursaupoeme.fr, 11 janvier 2013).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
Publié(e) dans le catalogue des Hommes sans épaules
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